INSTRUMENTS DE MESURE DU TEMPS SOLAIRE AU MONT BÉGO Secteur Vallée des Merveilles Dr. Jérôme MAGAIL
Aux alentours de 2000 ans avant notre ère, plus de 37 000 gravures rupestres ont
été inscrites sur les roches de la région du Mont Bégo (fig. 1)
dans les Alpes-Maritimes du sud de la France (commune de Tende).
Entre 2000 et 2600 mètres d'altitude,
les populations de l’Âge du Bronze ont répété chaque été les mêmes figures.
Près de la moitié de ces pétroglyphes sont
en effet des formes rectangulaires surmontées de deux cornes,
représentations schématiques du boviné (fig. 2).
Les autres thèmes iconographiques sont des centaines de poignards,
de hallebardes et de formes géométriques, dont de possibles parcellaires.
Les attelages gravés (fig. 4)
attestent que le dressage des bovinés était déjà effectif et les figures
de parcellaires évoquent la façon dont ces groupes divisaient leur territoire.
Face aux milliers de gravures exécutées grâce à une percussion lancée (fig. 3),
la motivation première des auteurs reste cependant énigmatique.
Fig.1 : Localisation du Mont Bégo.
Fig. 2 : Gravure d'un boviné.
L'observation de l'iconographie conclut à une pratique cultuelle, sans pouvoir cerner avec précision sa signification.
Peut-être fallait-il alors se poser la question : « à quoi pouvaient servir ces roches gravées ? » plutôt que :
« que pouvaient signifier ces roches gravées ? ». Une réponse a été ébauchée à plusieurs reprises par les différents
chercheurs qui ont identifié des divinités solaires ou l'expression d'un culte du soleil au Mont Bégo. Les populations
européennes de la fin du Néolithique, dont l'identité agropastorale ne fait aucun doute, ont construit des monuments
tels que Stonehenge en Angleterre, orienté vers le soleil levant solsticial.
Fig.3 : Gravure inscrite à l'aide d'une percussion lancée.
Fig. 4 : Gravure d'un attelage de deux bovinés traînant un araire.
Certaines roches gravées du Mont Bégo étaient-elles orientées elles aussi vers le soleil pour repérer des dates ?
Après une prospection et une étude d'une dizaine d'années, il s'avère que quatre roches sont des instruments
de mesure du temps solaire (J. Magail, 2001).
Deux roches gravées ont notamment fait office de cadrans solaires saisonniers.
Des visées du soleil étaient pratiquées afin de repérer le lieu où l'astre repassait un an plus tard.
L'utilisation de gnomons dont la direction de l'ombre indiquait des dates annuelles est également avérée.
Ainsi, les gravures de la dalle dite de "la Danseuse" sont dirigées vers le soleil couchant du 8 septembre (fig. 5).
Les graveurs y ont inscrit des armes démesurément grandes (fig. 6, A & B) afin que l'ombre d'un vrai poignard,
déposé à l'extrémité de la gravure, parvienne uniquement ce jour-là au niveau du manche gravé (fig. 7,
8 & 9).
Cette façon astucieuse de repérer une date saisonnière montre la précision du calendrier que ces agriculteurs pasteurs
avaient réussi à établir. En effet, il leur suffisait de compter le nombre de jours entre deux mesures effectuées
sur cette dalle pour savoir que l'année comportait 365 jours.
Fig. 5 : Schéma de l'orientation de la dalle dite de "la Danseuse" vers le soleil couchant.
Fig. 6 : Schéma de l'ensemble des gravures de la dalle dite de "la Danseuse".
La méthode utilisée a consisté à choisir une dalle dont la surface était orientée vers l'horizon et à viser le soleil couchant à l'aide
d'un poignard posé sur la roche. À la date prévue, les graveurs ont attendu le moment où l'astre allait disparaître derrière les montagnes
pour le pointer de la lame de leur arme. Étant donné que le coucher du soleil se déplace à l'horizon de jour en jour, l'astre passe par
la visée gravée un seul soir par été.
Afin de fixer la direction indiquée par le vrai poignard, son contour et son ombre ont été tracés à l'aide d'une épingle ou d'un silex,
puis la roche a été marquée plus profondément grâce à une percussion lancée (fig.
10). Quatre mille ans après, on distingue encore
sur le bord des gravures les cupules qui ont été alignées sur un trait. Lors des étés qui ont succédé à l'inscription de ces armes,
les hommes posaient leur poignard sur la roche et attendaient le soir où leur ombre était dans l'axe de la longueur de la gravure
(fig. 11). Lorsque l'observation était effective, la date fatidique était arrivée. En ces lieux hostiles, les bergers de l'Âge du
Cuivre ne pouvaient fréquenter le Mont Bégo au-delà de la mi-septembre car le froid aurait pu les surprendre et anéantir leurs troupeaux.
Fig. 7, 8 & 9 : Reconstitution de poignard en bronze positionné le soir du 8 septembre à côté des gravures A, B & D.
Fig. 10 : Méthode et technique d'inscription des gravures des grands poignards.
Fig. 11 : Anthropomorphe de la dalle dite de "la Danseuse".
L'ensemble gravé de la dalle ne se limite cependant pas à une mesure profane du temps. Le choix du poignard en bronze comme gnomon,
constitué du précieux métal lumineux extrait de la terre, ne semble pas dépourvu de sacralité. L'anthropomorphe gravé à côté des
poignards, entouré d'une ellipse, rappelle également la cosmologie de son auteur (fig. 6, C & fig. 11). Les analyses de trois chercheurs,
Roland Dufrenne, Henry de Lumley et Émilia Masson, qui avaient interprété cette figure comme un personnage lié à un culte solaire, corroborent
la découverte de l'orientation des poignards.
Fig. 12 : Poignard posé sur la dalle le 8 septembre.
Sur une autre roche, une série de pétroglyphes est indiquée le soir par l'ombre d'une entaille faite dans le rocher (fig. 13).
Après examen de l'ensemble, il s'avère que cette série correspond à la période qui s'étend du solstice d'été au 14 septembre,
c'est-à-dire la saison actuelle des bergers (fig. 14).
Les 7 000 roches gravées, dont une infime partie ont servi de cadran solaire, étaient liées à un comportement ritualisé,
vraisemblablement assujetti à des dates religieuses.
Fig. 13 : Cadran solaire.
Fig. 14 : Schéma du cadran solaire.
Les dates repérées par les quelques instruments de mesure du temps ont pu indiquer non seulement les moments favorables pour
certaines activités agropastorales mais également les moments liturgiques. Aussi, une grande partie des autres pétroglyphes
a pu être inscrite à des dates indiquées par les cadrans solaires. Les divinités pouvaient être invoquées grâce à des
inscriptions rituelles, pour y demander une année prospère, ou bien en remerciement du bon, déroulement des saisons précédentes.
L'exceptionnelle répétition de milliers de figures schématiques de bovinés évoque un culte annuel à une période précise.
D'autres gravures du Mont Bégo avaient vraisemblablement une fonction idéographique archaïque fondée sur l'association de
figures (fig. 15). Si de nombreuses techniques de taille d'outils et de confection de matériels ont été étudiées depuis longtemps,
peu de techniques préhistoriques relatives à la mesure du temps ont fait l'objet de recherches. Or, mesurer le temps était
une nécessité pour labourer, semer, récolter et transhumer aux bons moments. Les procédés employés par les graveurs du
Mont Bégo sont très proches des pratiques gnomoniques des peuples agropastoraux qui observent les variations quotidiennes
du mouvement apparent du soleil. Les hommes de l'Âge du Bronze de cette région des Alpes ont simplement utilisé l'art
rupestre afin de discerner les lois cosmiques qui gouvernaient le rythme des astres, des saisons et des phénomènes
météorologiques.
Fig. 15 : Poignard et soleil associés formant un idéogramme qui semble expliquer la mesure effectuée sur la dalle dite
de "la Danseuse" située 200 m au-dessus.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
DUFRENNE Roland, 1997. - La Vallée des Merveilles et les mythologies indo-européennes. Capo di Ponte, Ed. Centro Studi Camuni, vol. XVII.
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MAGAIL Jérôme, 2001. - Le Calendrier des hommes du Mont Bégo, Nice, Thèse d'Université.
MAGAIL Jérôme, 2003. - "Certaines gravures du mont Bégo étaient des cadrans solaires", International Newsletter on Rock Art, Editor Dr Jean Clottes, N°36. pp.25-29.
MAGAIL Jérôme, 2004. - "La mesure du temps saisonnier au Mont Bégo", ARCHEAM - Cahiers du Cercle d’Histoire et d’Archéologie des Alpes-Maritimes, N°11, pp.6-13.
MASSON Émilia, 1993. - Vallée des Merveilles, un berceau de la pensée religieuse européenne. Les dossiers d'archéologie, n° 181 H, avril-mai 1993.
PELLEGRINI Henri, 1994. - Les Araires du Mont Bégo. Archéam, n°1, p.13-20.